Oktyabrin n’a pas vraiment eu le choix que d’accepter cette visite officielle aux Iles Soublades. C’était selon Genya un bon moyen de « rembourser » sa petite visite à l’improviste à Golurkvaya alors qu’il était censé « accueillir chaleureusement » la Capitaine de la Garde Obsidienne à la capitale. Quelle connerie. Depuis les révélations de Volkov, cette femme le rendait malade et honnêtement, peut-être que ce n’était pas si mal de partir au large pour ne plus la voir. Reste qu’il était encore bien épuisé de son voyage à sa ville natale et de sa mésaventure foireuse avec ce con de Mishka qui avait décidé de jouer aux junkies.

Il avait donc serré des mains, signé des papiers divers, fait des interviews et sourit pour les photos dans le flegme le plus total, voir dans une sorte de dissociation intense où son esprit partait dans de sombres réflexions bien pessimistes sur l’avenir. Il avait eut l’honneur de rencontrer Tyana Beliaïev – qui s’était platement excusé pour l’absence de sa sœur – et ils avaient vaguement discutés ensemble du champion de Sankt-Duraluburg. Comme Tolstoï lui avait appris, il avait soigneusement dissimulé son aura en se concentrant sur des souvenirs plaisants, comme celui du premier baiser qu’il avait échanger avec Mishka plutôt que celui de leur dernière altercation.

Apparemment, c’était passé crème. Enfin, il espérait.

La journée se faisait longue et le soir tombait, on le raccompagnait à l’hôtel où il allait enfin pouvoir dormir et oublier sa vie morne et sans intérêt. D’un point de vue objectif, il était fortuné et n’avait pas à se plaindre mais subjectivement, il n’avait plus beaucoup de pouvoir politique, son amour en aimait un autre et se droguait plutôt que d’aller voir un psychiatre et sa patrie était, d’après les dires de Volkov, en grand danger sans qu’il n’y puisse grand-chose. Donc en terme de vie idéale, on avait vu mieux. Il avait donc congédié rapidement ses gardes du corps malgré leur insistance. Il était lui-même un ancien militaire après tout et franchement… Mourir ne lui semblait plus si terrible après la semaine de merde qu’il se trainait dans les pattes.

Puis arrivé devant la chambre 287, SA chambre d’hôtel privée, il avait vu la jeune Tanya Beliaïev adossée à la porte le regardant d’un air hautain. Il avait froncé les sourcils avant de venir se masser les tempes en soupirant. Sans rien dire, il avait sorti son jeu de clés et avait déverrouillé la porte.

« Entrez. » Dit-il seulement avant d’ajouter d’un air blasé. « Enfin, si vous n’avez pas peur des paparazzis. »

En tous cas, c’est en l’ignorant royalement qu’il rentra pour sa part et comme elle l’avait suivi, il s’assura bien que toute issues soient désertes avant de refermer la porte à clé. Pour les fenêtres, il ne s’inquiétait pas, il n’ouvrait jamais les volets de toute façon. Un rapide tour de la chambre d’hôtel pour chercher d’éventuel mouchard avec sa paranoïa d’ex-agent secret encore dans les pattes puis il finit par rejoindre la jeune femme pour la toiser de haut à son tour.

« Votre frère n’a aucuns sentiments pour moi, si cela peut vous rassurer. Nous sommes l’un pour l’autre ce que l’on appelle vulgairement un « plan cul », donc cessez votre regard de duchesse effarouchée, s’il-vous-plaît. »

Puis sans rien dire de plus, il se dirigea vers la petite cuisine de sa chambre d’hôtel, farfouillant un peu partout pour en tirer une boite de thé Stranaïte. Préparant deux tasses, il continua son monologue.

« J’ai rencontré votre sœur Tyana aujourd’hui, charmante jeune femme. Je ne lui ai rien dis sur la relation que j’entretenait avec votre frère… Avec ou sans sucre, le thé ? » La réponse fut rapidement donnée et Oktyabrin pu continuer d’un ton plus sérieux, ramenant deux tasses de thé bien chaud sur un plateau Hello Skitty – le seul qu’il avait trouvé dans cette chambre d’hôtel. « Mishka vous a-t-il, par hasard, parlé de ses problèmes d’addiction à la kétamine ? J’en doute. Personnellement, je ne l’ai apprit qu’avant-hier, tout ce que j’ai pu faire a été de le menacer de mettre sa résidence sous surveillance policière. Des menaces en l’air, bien sûr, je ne tiens pas à ruiner sa réputation. »

Quelques gorgées de thé dans le plus grand des calmes – qui dissimulait une amertume plus forte que le thé lui-même – avant qu’Oktyabrin ne reprenne nonchalamment.

« Mishka devrait être plus attentifs aux leçons faites par sa sœur cadette plutôt que celles faites par un amant quelconque tel que moi, vous ne pensez pas ? »

Et par « quelconque », il entendait que le moindre mec un peu bogosse pouvait le remplacer si Mishka en avait envie, du moment qu’il ferme sa gueule pour que le blond s’imagine dans les bras de Svantovit. Mais est-ce que Tanya allait le comprendre comme ça ? En y repensant, peut-être pas, mais Oktyabrin n’était pas d’humeur à s’en soucier…

Forcément, la nouvelle du frère junkie retourne les tripes de la pauvre championne de coordination. Quelque chose dont Oktyabrin se serait excusé façon Kantionienne si il n’était pas si blasé de la vie. Il la regarde faire son mental breakdown comme lui l’a fait auparavant, sirotant son thé dans un calme dépité.

Il se sent vaguement désolé pour la demoiselle qui n’a pas reçu de nouvelles de la part de son idiot de grand frère. Ça ne l’étonne qu’à moitié franchement mais bon, si il peut aider à recréer les liens. Encore faudrait-il que la jeune femme soit d’accords et il va sans dire qu’il sursaute presque en voyant Tanya s’asseoir face à lui d’un air si déterminé. Il l’écoute d’un air faussement flegmatique tout en buvant son thé, une fois qu’elle a terminé son monologue, il soupire et se frotte à nouveau les tempes…

Ce qui ne va pas dans la vie de Mishka ? Et bien… Par où commencer.

« Je dois admettre éprouver des sentiments pour votre frère, Mademoiselle Beliaïev mais ce n’est, bien entendu, pas réciproque. Mishka semble amouraché d’un homme déjà prit, Grigori Svantovit, je ne suis qu’un vulgaire substitut pour lui. Mais bon, je vais vous dire ce que je sais… »

Il se lève et fait les cents pas à son tour, essayant de formuler correctement ses renseignements. Parce que oui, bordel, demander ce qui ne va pas dans la vie de Mishka c’est comme demander la liste de crimes du Boucher de Magnetongorsk !

« Premièrement, je dirais que son amour à sens unique pour le champion de Snoverkoutsk lui pèse énormément. Deuxièmement, la Tsarine l’a utilisé récemment dans une mission suicide en compagnie de Volkov et troisièmement, je n’ai apprit que récemment que notre chère et bien aimée dirigeante avait envoyé votre frère tout droit dans les laboratoires de Magnetongorsk. »

Une fois tout ceci déballé avec une pointe de colère qui s’est développé à chaque mot, Oktyabrin revient s’asseoir et boit deux grandes gorgées de thé à s’en bruler la langue. Il reste muet un instant avant d’ajouter avec une amertume certaine.

« Si l’on résume tout ce que je vous ai dit, on peut en conclure que Genya 1ière est la première cause de ce désastre. Mais nous ne vivons pas dans une démocratie, je n’ai pas mon mot à dire dans cette affaire, vous voyez. » Son visage se crispe un instant dans un rictus de rage avant qu’il ne lance sans aucune retenue. « Si j’avais un rôle à jouer dans cette histoire, la tête de la Tsarine serait déjà fichée au bout d’un pique au sein des Jardins du Palais Pourpre. »

Oh, il sait bien ce qu’on risque de lui dire, qu’il n’est qu’un lâche qui n’ose pas se rebeller et tout le bordel qui peut aller avec. Mais tout ce qui le fait tenir, c’est cette foutue idée qu’un jour, il arrivera à renverser la Tsarine pour réinstaurer le communisme. Et cela implique de passer pour un bon Ponchien. Alors voilà qu’il reste muet à observer sa tasse de thé, repensant à l’état désastreux dans lequel il a retrouvé Mishka.

Rien que d’imaginer ce qu’il a pu subir… Oktyabrin aurait bien envie de foutre un grand coup de poing dans le mur pour se défouler, tiens. Mais il n’a guère envie de passer pour un abruti, pas plus qu’il n’en a déjà l’air à laisser l’homme qu’il aime se faire malmener dans l’espoir d’avoir un jour une minuscule chance de sauver Strana.

Le silence commence à lui peser sur les nerfs et il finit par demander d’une voix faussement enjouée.

« D’autres questions ? »

Le cri de rage ne fait, cette fois, pas sursauter Oktyabrin qui regarde d’un air neutre la jeune fille s’énerver contre la reine des salopes et il ne peut que la comprendre. Il retourne s’asseoir en silence et reprends son sirotage de thé là où il l’avait laissé. Cependant, il s’arrête quand Tanya parle de ramener son frère aîné à Keros et… Il doit admettre que même si cela lui déchire le cœur, c’est là la meilleure idée pour le protéger. Il hoche la tête, pensif.

« Ce serait en effet la meilleure façon de le protéger de… Peu importe ce qui est en train de se passer ici mais… Une personne qui pourrait imposer son autorité à la Tsarine ? A part le leader de la team Stal en personne, je ne vois personne d’assez fou pour tenter l’expérience. »

Bon, il lui dirait bien « j’ai des tuyaux, je contacte Tolstoï quand je veux, sista et ton reuf il part en colissimo demain matin » mais il ne lui fait pas confiance à ce point, il ne faut pas rigoler. Mais il note tout de même l’idée dans un coin de sa tête, il pourrait tenter de marchander avec le leader de la team Stal pour démêler cette situation. En tous cas, il ne voit pas d’autres solutions pour aider celui qu’il aime.

Devrait-il lui parler de « l’alliance » faite avec Volkov contre la Tsarine ? Non-plus. Elle pourrait cafter, vu son caractère de tête brûlée qui parle avant de réfléchir. Il se contente donc d’un silence dépité, ne sachant quoi dire pour rassurer la demoiselle. Après un bon gros blanc, il finit par hausser les épaules et rester dans le vague.

« Je pense pouvoir arranger sa sortie du territoire Stranaïte mais il me faut du temps. Il faut qu’il soit loin avant que la Tsarine ne remarque la supercherie et quand à moi… Peu importe, ça n’a pas d’importance. J’ai déjà abandonné depuis longtemps l’idée de sortir de ce conflit interne indemne. »

Il se frotte le menton, pensif. Voilà une tâche qui s’ajoute à sa liste avec les recherches dans les archives impériales. Cela ne va pas être aisé, pas du tout même. Peut-être devrait-il s’entretenir avec Arseniev ? C’est une amie mais peut-il lui faire confiance sur ça en particulier ? Il n’en sait rien.

Mais avant tout, il doit être sûr d’une chose et c’est un regard des plus sérieux qu’il lève vers Tanya.

« Et vous, Mademoiselle Beliaïev, jusqu’où êtes-vous prête à aller pour sauver votre frère ? »