Beliakov est un nom qui commence à se faire connaître, surtout parmi les démocrates. Ses articles dérangent plus d'une personne, puisqu'elle s'est mise en tête d'être une lanceuse d'alerte sur les dérives du gouvernement. On la surveille parce qu'elle a tendance à fouiner un peu là où il ne faut pas, à mettre son nez dans des affaires sensibles. Ça n'étonnerait pas grand-monde qu'elle disparaisse un jour. A vrai dire, ça a failli arriver pour de bon, pour nous y reviendrons. Tamara ne plaît pas aux tsaristes, puisqu'elle dénonce l'actuel gouvernement totalitaire. Mais elle ne plaît pas non plus aux communistes, pour avoir parlé de certaines horreurs qu'ils ont commises pendant leur ère - notamment à Kolowal. Son combat fait du bruit, attire l'attention, malgré le fait qu'on essaie de la faire taire. Tout particulièrement, elle se fait l'alliée des natifs, à qui elle donne la parole dans ses articles.

Pourtant, on ne l'aurait pas imaginée aussi engagée quand on la voyait petite. C'était une enfant calme, tranquille, l'unique enfant de sa famille, qui tenait une ferme sur les terres agricoles des von Rosen. Une riche famille, propriétaire des lieux où vivaient de nombreux foyers. La petite fille ne causait pas de problèmes, et on voyait une vie toute tracée pour elle : reprendre la ferme, faire un beau mariage, devenir maman. Honnêtement, à cet âge, elle n'y pensait pas trop. Elle pensait juste à être bonne à l'école, et jouer avec ses camarades, même si elle était plutôt du genre réservée. Difficile de penser que cette gentille gamine allait devenir une si grande gueule hein ? Ses parents s'arrachent les cheveux aujourd'hui, très inquiets pour elle. Bon, il faut dire qu'ils l'ont toujours été, surtout quand leur trésor passait du temps avec la terreur du coin : Ludmila.

La fille adoptive des von Rosen ne plaisait pas à tout le monde, en partie pour sa peau tannée, en partie pour son comportement. C'était une native de la toundra, aux parents assassinés pour cette même raison. Forcément, il y avait un fort racisme, et les Beliakov avaient beau se taire, ils n'en pensaient pas moins. Tamara, en revanche, ne voyait pas le problème avec cette autre enfant. Quelle importance la couleur de sa peau ? Elle se fichait aussi de risquer d'avoir un bras cassé, ça n'est d'ailleurs jamais arrivé. Pas avec elle. D'une façon surprenant, la gamine brune calmait aisément la gamine blonde. Elle savait trouver les mots justes pour la calmer lors de ses colères. Ludmila aimait bien faire des bêtises, entraînant son amie dans son sillage, qui au fond avait besoin de cette dose d'adrénaline. Jouer l'enfant sage lui pesait parfois, alors ça l'amusait de partir faire quelques conneries. Et ça, les parents détestaient, eux qui pensaient leur chérie si gentille. Au moins ça ne faisait pas baisser ses résultats scolaires.

Il y eut cependant une période où elle commença à sécher les cours, ne plus vouloir y aller, et même fuguer. Juste après le retour de Genya. En soit, elle était encore un peu jeune pour comprendre, tout juste jeune adolescente. Mais les terres furent redistribuées, certaines familles expulsées sans raison apparentes. Dont les von Rosen, chassés de chez eux. Pendant près de deux mois, Tamara fit des fugues à Magnetongorsk, à fouiller les rues dans l'espoir de retrouver sa meilleure amie. Il fallut finalement se rendre à l'évidence : Ludmila n'était nul part. Peut-être dans une autre ville. Peut-être en train de mourir de faim quelque part dans un coin perdu de Strana. Comment savoir ? La gamine n'oublia jamais cette injustice, première chose qu'elle a dénoncé lors de ses études de journalisme. Cette voie fut une révélation vers sa majorité, alors qu'elle cherchait un moyen de défendre ses idéaux. D'être entendue. Et ça pour l'entendre...

Ses articles trouvent en réalité difficilement des journaux qui acceptent de la publier. La plupart ont peur de représailles, d'intimidation, si ils osent faire paraître de tels écrits. Mais il y en a qui le font, et elle trouve son public qui le soutient. Tout autant qu'elle se trouve des ennemis, certains un peu trop puissants pour une simple journaliste lambda. A ce jour, Tamara ne sait pas qui est responsable de l'incident, même si elle a une petite idée. C'est arrivé quelques jours après avoir publié un horrible article sur les conditions de travail de natifs dans une usine, il ne peut y avoir de coïncidence ici. Malheureusement, sans preuves, impossible de porter plainte, encore moins gagner. On avait déjà tenté de la censurer, jamais de la faire taire définitivement.

A la suite d'une violente attaque, il se trouve qu'elle a passé plusieurs fois dans le coma. Ses souvenirs de ce moment sont trop flous pour savoir ce qui s'est réellement passé, mais selon les médecins, il est évident qu'elle a reçu un gros coup à la tête, ainsi que plusieurs coups de couteau. Les cicatrices ont pour la plupart guéries, même si elles restent disgracieuses, alors elle les cache sous de longs vêtements. En revanche, la pauvre jeune femme n'a pas  retrouvé toutes ses fonctions cognitives. Elle doit s'aider d'une canne pour marcher, n'arrive parfois plus à parler, et a mis du temps pour apprendre à nouveau à écrire. La rééducation est longue, les soins sont encore nombreux malgré les semaines passées depuis son réveil. Parmi ses alliés, on a célébré cet éveil, ce miracle qu'elle soit toujours en vie.

Sans surprise, ce genre d'événement change une vie. Et celle de Tamara est désormais totalement différente. Le changement fut tout d'abord physique, car elle trouvait que celui-ci la rendait trop fragile. Il fallait paraître plus forte, pour qu'une telle chose ne se reproduise pas. Son exemple de la force ? Sa vieille amie. Pour commencer elle a donc coupé courts ses cheveux, puis a décoloré le brun en blanc, plus proche du blond de Ludmila. Ainsi elle lui ressemble, avec les mêmes yeux noisettes. Puis il y eut les vêtements, moins féminins. Dès qu'elle sera entièrement guérie, elle compte se mettre au sport, histoire de savoir se défendre. En attendant, à défaut, elle garde toujours sur elle un couteau. Même sous son oreiller. Ce n'est qu'avec qu'elle se sent plus en sécurité. Ses parents l'ont bien suppliée d'arrêter son travail de journaliste, et revenir à la ferme, au moins le temps d'aller mieux. Elle a balayé toutes leurs tentatives. Pas question de se laisser faire.

Dans ce but, elle est récemment devenue dresseuse. Avoir une équipe capable de la protéger. Tamara veut être forte, pour ne plus jamais se faire avoir de la même façon. Qu'on ne tente plus jamais de la faire taire.

Ça ne la rendra que plus forte encore.